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Enfant, Jos Verdegem s’est probablement assis sur les genoux du chef de file socialiste gantois Edward Anseele. Aujourd’hui encore, la Haanstraat à de Muide, son quartier natal, donne une impression de misère, ne serait-ce que parce qu’il s’agit maintenant d’un quartier d’immigrés. Le fait que, dans son enfance, il ait réussi à s’extraire du milieu social de ce quartier populaire de Gand dénote des qualités hors du commun. À l’âge de douze ans, il entre en apprentissage chez un peintre en bâtiments et suit des cours du soir de dessin à l’Académie, d’abord chez Frits Van den Berghe, puis chez George Minne. En 1914, il se propose comme volontaire de guerre pour, en 1916, être admis à la suite d’une blessure dans la « Kunstcompagnie ». Dans cette « Section artistique de l’Armée », il est confronté pour la première fois à l’intelligentsia issue de la bourgeoisie. On reconnaît immédiatement en lui un grand talent. Paris devient le lieu privilégié de son apprentissage. C’est une ville qui ne le lâchera plus jamais. Il s’y installe de 1922 à 1929. Aussi, certains auteurs le rattachent volontiers à l’« École de Paris » et voient dans son retour à Gand une chance ratée de faire une carrière internationale. On peut de toute façon dire à propos de l’œuvre de Verdegem la même chose que ce que nous avons écrit plus haut sur le néo-réalisme en guise d’introduction. Bien que ce néo-réalisme ait été le courant principal de l’entre-deux-guerres, il ne s’est pas arrêté avec la Seconde Guerre mondiale mais a persisté longtemps après 1945.[1] Il ne s’agissait évidemment plus d’une forme d’art dominante puisqu’elle avait été reléguée au second rang par une nouvelle avant-garde : les artistes abstraits et Cobra.
Bien que l’on inclue Verdegem dans les animistes depuis une importante exposition organisée en 1966, cette filiation est complètement erronée. Son œuvre n’a rien de la peinture sage et petite-bourgeoise des peintres qui ont peur d’être taxés de « dégénérés ». Bien qu’on puisse sans aucun doute voir en Verdegem un peintre de l’intimité et de la mélancolie, son œuvre est bien loin des représentations poétiques des humbles intérieurs flamands avec leur poêle à charbon. Verdegem est le peintre de la tragédie humaine et de la souffrance qui y est associée (cf. le titre Sorrow). La tragédie, ce sont toutes les actions humaines qui ont lieu en dehors du libre arbitre et qui sont liés au sort inévitable de l’existence même. Son sujet principal, la femme dans l’intimité d’un boudoir, ne peut jamais être vraiment qualifié de « portrait ». Dans un portrait, on montre l’aspect externe d’une personne. Un bon portrait reproduit évidemment aussi les traits de caractère, mais seulement ceux qui font honneur à la personne. Verdegem peint des femmes qui semblent regarder dans le miroir d’un air désemparé, méditant mélancoliquement sur le tragique de la vie même. Un deuxième exemple d’évocation de la tragédie est le clown. Au cirque, il n’y a pas de place pour la tragédie. Rien n’est laissé au hasard. Les drames, eux, sont toujours possibles, l’accident d’un trapéziste par exemple. Le clown incarne la tragédie dans le cirque, il est joyeux d’une façon comique : rien ne marche et tout le monde rit. Dans ce contexte, on pourrait encore indiquer l’intérêt de Verdegem pour d’autres marginaux, outre les clowns, comme les forains ou les réfugiés ; parfois, il donne l’image poignante d’une victime de guerre ou d’un orphelin. C’est d’ailleurs déjà une performance en soi que de graver ou de peindre autant de clowns sans verser dans la sentimentalité.
Mais ce n’est pas seulement sa thématique qui nous empêche de classer Verdegem dans les animistes ; son style pictural aussi est grandiose. Son réalisme est plus que simplement fidèle, car ses têtes sont souvent agrandies jusqu’à des dimensions gigantesques. Son admiration pour ce qu’il appelait lui-même la « démesure » de Rubens n’y est pas étrangère. De plus, c’était un virtuose du dessin. C’est pourquoi il cherchait à être expressif à travers un autre moyen que les expressionnistes, comme l’a bien résumé R.H. Marijnissen par ces mots : « Il avait besoin d’une forme puissante et expressive – d’où l’agrandissement d’échelle – mais c’était un dessinateur trop brillant que pour renoncer à la démonstration de sa virtuosité. Il adorait les arlequins et les personnages de BD, mais s’y connaissait trop en anatomie que pour se contenter de personnages aussi rigides que ceux de Gustave de Smet. Même le raccourci le plus difficile, Verdegem le dessinait sans le moindre effort. Il était en fait trop orienté vers le classique que pour devenir entièrement expressionniste. »[2] Il a d’ailleurs appris à connaitre Rubens en profondeur grâce à un admirateur du peintre flamand, à savoir Eugène Delacroix. En guise d’exercice, Verdegem allait régulièrement au Louvre pour y recopier les grands maîtres. Parmi ses maîtres, à côté de Delvin et de Minne, le curriculum vitæ de Verdegem mentionnait « les Anciens ». Dans les couloirs de l’Académie, il lui arrivait de saluer davantage les modèles grecs en plâtre que ses collègues. C’est également ce néo-classicisme, ce retour à l’art ancien, qui explique qu’il est loin de l’animisme sage de ses contemporains.
En même temps, Verdegem n’était pas homme à ne pas comprendre les ferments novateurs de son époque. En cela, son exemple était Picasso. Une fois de plus, contrairement aux animistes, il employait des techniques innovantes. Il ne s’en tenait évidemment pas aux règles académiques ; il avait au contraire des recettes bien à lui. Qui d’autre que Jan Hoet, qui a été initié à l’art par Verdegem, serait mieux placé pour en parler : « L’œuvre de Verdegem m’a toujours touché par sa richesse et sa diversité, qui s’expriment sous différents aspects : nous y trouvons toutes sortes de techniques expérimentales encore totalement inhabituelles pour l’époque (collages, montages, diverses techniques complexes de mélange), si bien que bon nombre de ses œuvres sont redevenues d’actualité d’une certaine façon. »[3] « Innovation » est le mot juste quand, dans la période qui va de 1947 à 1950, Verdegem détruit littéralement le réalisme qu’il pratiquait jusque là en ayant recours à un style naïf haut en couleurs, parfois à la limite du dessin infantile (un an avant Cobra).[4] Fini d’étaler son talent de dessinateur. Certains ont interprété ce changement comme une tentative de réconcilier le figuratif et l’abstrait à travers la construction d’une synthèse. De manière occasionnelle, il a également retouché la couleur d’anciennes œuvres selon le principe de cette simplification. Voilà pourquoi nombreuses de ses œuvres portent deux dates. Cela sortait complètement des sentiers battus. Une telle façon de travailler était très rafraîchissante et faisait surtout très français ; on ne peut s’empêcher de penser à de grands noms comme ceux de Gauguin et Matisse.[5]
Nul doute que l’on puisse parler d’un « Parisien flamand »[6]. Il a développé un néo-réalisme qui lui était propre, avec un jeu de lignes très clair, souvent complété par de vagues taches capables de créer des ambiances, à l’instar de photos floues. Parfois, le tout est entouré de somptueuses couleurs. Cet esprit français, il ne l’a pas jalousement gardé ; que du contraire, il l’a transmis à ces élèves de l’Académie de Gand, établissement dans lequel il enseignait depuis 1923. Selon le témoignage de ses élèves, c’était un homme enthousiaste et un bon professeur. Comptent parmi ses disciples les plus connus : D’Havé, Carmen Dionyse et Vlerick. Raveel fait surtout l’éloge de son esprit extraordinairement critique.[7] Bien qu’il ne soit pas issu des cours de peinture donnés à l’académie, Jan Hoet s’avère sans doute être son meilleur élève.
[1] R. Bernasconi, L’Art en Europe, Les années décisives, 1945-1953, Saint-Étienne, 1987, pp. 75-85.
[2] R.H. Marijnissen, P. Huys, Verdegem, Bruxelles, 1977.
[3] J. Hoet, Retrospectieve Jos Verdegem, Gand, Museum voor Schone Kunsten, 1977.
[4] W. Elias e.a., Jos Verdegem, Periode 47-50, Museum Dhondt Dhaenens, Deurle, 1987.
[5] W. Elias e.a., Jos Verdegem (1897-1957), Hôtel de Ville, Bruxelles, 1992.
[6] W. Elias e.a., Jos Verdegem, een Vlaamse Parisien, De Brakke Grond, Amsterdam, 1997.
[7] J. De Geest e.a., Roger Raveel, Crédit Communal, Bruxelles, 1996, p. 19.
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